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15 septembre 2022

Partager avec le cœur

Par Julie Fournier

On nous demande souvent la recette magique pour faire de l’écoconception; une réponse qui n’est pas si facile à donner. Mais même s’il n’existe pas de guide précis, nous pouvons tout de même affirmer que la première étape est d’accepter le changement.

Le changement de nos mentalités, de nos habitudes de travail, de nos relations avec les êtres vivants et avec la matière… En somme, un changement global.

Notre société est actuellement basée sur une vision du monde hiérarchique où l’humain est considéré comme supérieur à la Nature. Pour tendre vers une société écologique et durable, il faut évoluer vers une vision plus globale où l’humain fait partie intégrante de l’écosystème naturel et reconsidérer notre pratique artistique en dehors des discours qui dominent notre société contemporaine.

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Tout un défi, même pour nous chez Écoscéno! Pour pouvoir aider les autres et transformer le milieu culturel, il nous semble important d’appliquer ces changements au sein même de notre organisme et de notre équipe.

Nous croyons que l’un des chemins à emprunter pour atteindre cet objectif est de bâtir un dialogue avec les Premières Nations.

Il nous semble essentiel d’inclure à notre vision la richesse culturelle extrêmement précieuse des communautés ancestrales et leurs enseignements.

Nous avons donc fait appel à des personnes et des groupes autochtones qui, grâce au partage de leurs connaissances et à leur lien avec le territoire, nous ont permis de voir les choses différemment. Trois de ces personnes ont été des vecteurs particulièrement importants dans notre cheminement et ont su nous guider à travers nos questionnements. 

La première personne que nous avons rencontré est Ivanie Aubin-Malo, interprète et chorégraphe Wolastoqewi (Malécite). Bien que basée à Montréal (Tiohtià:ke), elle a participé à plusieurs powwows à travers le pays et a pu rendre visible la danse «Fancy Shawl» dans plusieurs établissements éducatifs, festivals et événements corporatifs à travers le Québec ainsi qu’à l’étranger. Ivanie a également une pratique artistique contemporaine et danse en abordant des sujets liés à son identité autochtone. Nous avons eu la chance d’avoir sa participation à l’une de nos tables rondes où elle a amené un point de vue plus organique sur les performances et la scénographie.

Ivanie© Mario Faubert

Nous avons continué notre démarche avec l’accompagnement de Hunter Cardinal, consultant et conseiller en savoirs autochtones de l’agence Naheyawin. Hunter est sakāwithiniwak (Cris des bois) et est basé à Edmonton (Amiskwaciy wâskahikan), dans le territoire du Traité Nº 6. Il nous a introduit aux principes autochtones, nous a aidées à mieux comprendre comment entrer en contact avec les communautés et a répondu à beaucoup de nos questionnements autant professionnels que personnels. 

Nous avons plus tard rencontré Saa’kokoto lors de l’évènement international World Stage Design 2022, pendant l’excursion Áísínai’pi (Writing-on-Stone). L’excursion était constituée de trois jours de camping dans le parc provincial Áísínai’pi, patrimoine mondial de l’Unesco. Saa’kokoto fait partie de la confédération Pieds-Noirs et est originaire de la Nation Kainai et du Clan Tall People, dans le territoire du Traité Nº 7. Il est reconnu et honoré en tant qu’aîné et porteur de savoirs autochtones au sein des Premières Nations. Il nous a fait l’honneur de nous parler longuement de sa culture et de sa relation avec le territoire, en nous racontant entre autres des légendes et des histoires qui nous ont beaucoup fait réfléchir. 

option 1© Julie Fournier

Nos premières questions pour Hunter concernaient les discours de reconnaissance du territoire, compte tenu des controverses qui peuvent être soulevées par certaines formulations.. En toute humilité, celui-ci nous a expliqué que l’utilisation des reconnaissances était très personnelle à chacun et que tout le monde dans sa communauté n’avait pas le même avis à ce sujet. Il a souligné aussi que cela dépend beaucoup de l’intention derrière ces reconnaissances. Veut-on les faire pour suivre le mouvement, ou ont-elles une réelle signification pour nous? Il nous a aussi fait remarquer que les reconnaissances de territoires sont souvent très officielles, mais qu’elles peuvent tout aussi bien être personnalisées; cela les rend même beaucoup plus authentiques. Cela a fortement résonné en nous, car nous étions quelque peu mal à l’aise avec les discours qui semblent parfois impersonnels et faux.

Ainsi, nous nous sommes éloignées du modèle original et avons opté pour une version plus adaptée à notre mission et à notre message, dans laquelle nous partageons l’importance de l’intégration des savoirs autochtones dans notre travail et dans notre démarche vers l’écoconception. 

hunter© Hunter Cardinal

À travers nos rencontres avec Hunter, nous avons été particulièrement surprises par la place dédiée aux échanges et aux questionnements. Bien qu’il nous ait partagé quelques leçons d’histoire, la plupart de nos rencontres étaient composées de dialogues et de discussions. Quand nous lui avons fait la remarque, il nous a parlé du concept de bienvenue de la communauté Cris, “Tatawaw”: il y a de la place pour tous.te.s et chacun.e possède une partie de la solution. Il nous a alors donné l’image d’un grand arbre qui serait entouré par plusieurs personnes. Pour être capable de dire si l’arbre est en bonne santé, il faut la collaboration de toutes les personnes autour de l’arbre, car même si l’un des côtés est luxuriant, un autre côté a peut-être été frappé par la foudre et perdu une branche… Cela démontre bien à quel point le regard de chacun est important pour développer une vision globale

Nous avons aussi ressenti l’importance du partage et de l’écoute avec Saa’kokoto le soir, autour du feu de camp. En prenant le temps de faire brûler de la sauge et de chanter une prière Pieds-Noirs, il a instauré une ambiance qui nous a fait prendre conscience de l’importance du moment. Il nous a partagé alors des histoires de sa communauté; une façon, pour lui, de perpétuer ce qui lui est précieux. Nous avons aussi été impressionnées par l’atmosphère propice au dialogue et à l’écoute qui émanait de ce rituel et avons été touchées par sa façon si généreuse de partager. Notre écoute et notre concentration en étaient décuplées et ce qu’il a dit nous a profondément émues. Il est fort probable que nous nous en souviendrons probablement toute notre vie. 

Nos rencontres avec Ivanie, Saa’kokoto et Hunter nous ont beaucoup fait réfléchir sur notre façon de transmettre nos connaissances en écoconception. Nous avons remis en question notre façon de travailler, qui peut parfois être très théorique. Nous nous sommes ainsi demandé s’il n’y avait pas un moyen de la rendre plus personnelle, plus authentique. Comment partager avec notre cœur plutôt qu’avec notre tête? Comment établir une réelle connexion avec nos élèves et collaborateur.trice.s pour générer un soutien et une confiance bidirectionnels? 

saakokoto© Saa’kokoto

Finalement, nous avons été grandement inspirées par le respect que Saa’kokoto porte à la nature, autant aux êtres vivants qu’aux éléments non vivants. Cela se manifestait entre autres au travers des légendes qu’il racontait, où chaque élément de la nature était sacré, avait sa propre histoire et même sa propre personnalité. Voir le monde de cette façon peut grandement changer la perception de notre travail en tant que designer, car cela redéfinit la valeur de la matière.

Notre rencontre avec Ivanie nous a aussi fait sentir l’importance de reconnaître la valeur de ce qui nous entoure. Elle nous a parlé de sa démarche de création et comment elle choisit avec soin les objets qu’elle utilise. Elle opte toujours pour ceux qui ont eu une vie, une histoire. Selon elle,  cela donne beaucoup plus de valeur et de sens à ses performances. Elle prend souvent le temps de s’assurer que les matériaux soient réutilisés même lorsqu’il ne s’agit pas de ses projets à elle. Elle nous a raconté comment elle a passé un long moment à dérouler du fil de fer qui couvrait une chaise. Les deux matériaux ensemble auraient fini à l’enfouissement, mais séparés, ils ont tout de suite trouvé preneur leur donnant ainsi une seconde vie. À travers sa démarche pour que chaque objet ou matériau soit utilisé au maximum, on peut sentir son respect pour tout ce qui l’entoure.

Si, à chaque fois que l’on utilise du bois, on se rappelle qu’il vient d’un arbre qui a été vivant et qui a poussé et contribué à l’équilibre d’une forêt, notre relation à la matière va changer.

On peut faire participer le matériau au processus créatif et rehausser sa beauté naturelle. Si, à chaque fois que l’on achète un vêtement, on se demande de quelle plante ou de quel animal la fibre provient; si on reconnait tout le travail nécessaire pour transformer la matière brute en tissu et, enfin, si on pense aux dizaines de mains qui l’ont assemblé, on en prendra davantage soin, de manière à le faire durer le plus longtemps possible. 

Penser de cette façon décuple la valeur des matériaux et leur donne un sens beaucoup plus profond. Cela permet un transfert de mentalité vis-à-vis de ce qui est normalement considéré comme le plus important: l’humain versus le rentable, la qualité versus la quantité, le processus versus le résultat. Cela permet aussi de redéfinir le concept de beauté, car l’œuvre finale n’est plus la seule chose qui compte.

Quand l’impact global est pris en compte, la démarche créative est encore plus porteuse de sens.

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Ces enseignements nous semblent fondamentaux pour amorcer une démarche d’écoconception qui trouve ses racines dans la nécessité de rétablir l’équilibre avec la nature et ainsi, revenir à une relation plus respectueuse avec notre environnement. Pour cela, il est important de laisser la place au dialogue, à l’erreur et à l’expérimentation et de créer un climat de confiance propice à l’échange et au soutien. 

Nous avons commencé à intégrer ces connaissances à notre travail en changeant, par exemple, le format de nos formations pour laisser plus de place aux discussions plutôt que de bombarder les participant.e.s d’informations théoriques. Nous souhaitons de plus favoriser les rencontres d’équipe en présentiel et nous aimerions qu’elles prennent place occasionnellement en pleine nature. 

Pour la suite, nous souhaitons établir des liens avec la communauté autochtone la plus proche de nous, soit la Première Nation Mohawk, qui a, très certainement, des solutions et des apprentissages plus spécifiques au territoire de Montréal (Tiohtià:ke). Nous voulons prendre le temps de nous investir dans une réelle relation de confiance, d’échange, de partage. Nous sommes présentement à la recherche d’artistes et d’activistes environnementaux faisant partie de cette communauté et avons très hâte d’aller à leur rencontre. 

Nous voulons remercier du fond du cœur Ivanie, Hunter et Saa’kokoto, qui nous ont fait l’honneur de partager avec nous une partie de leur culture et de leurs savoirs. Nous voulons souligner toute la patience, l’ouverture et la générosité dont ils ont fait preuve. 

Nous souhaitons de tout cœur que la démarche d’Écoscéno et les collaborations qui seront créées au cœur de ce processus contribuent à rétablir l’équilibre du milieu culturel québécois avec la nature.

Ce projet a été rendu possible en partie grâce au gouvernement du Canada.

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