Ce n’est un secret pour personne, nous vivons actuellement la plus grande crise climatique et de perte de la biodiversité que notre civilisation ait connue depuis la dernière ère glaciaire. Les scientifiques nous mettent en garde depuis déjà plusieurs années. En effet, dès le rapport du Club de Rome de 1972, on nous informait déjà avec éloquence des limites du progrès (MEADOWS, 1972). Nous savons que nous devons maintenant apprendre à générer de la richesse autrement que par l’exploitation de nos ressources naturelles. Notre civilisation et sa vision de la croissance doit se transformer. Si la science a cette grande force d’informer la société, c’est par la culture que ces savoirs peuvent s’infiltrer dans nos imaginaires, transpercer les pores de notre monde sensible et prendre forme dans nos actes et dans nos vies. La culture, c’est notre système de valeurs, c’est ce qui définit ce que l’on considère être notre richesse. C’est ce en quoi l’on croit, c’est ce que l’on mange, c’est comment on bâtit nos maisons, et c’est aussi ce que l’on jette. Nos sacs de vidanges sont « culturels ». C’est indubitablement par la culture que l’on pourra façonner de nouvelles mythologies permettant d’entrevoir des ébauches de changements de paradigmes collectifs.
Comment l’art peut-il, veut-il, doit-il contribuer à ce remodelage de nos imaginaires ?
L’art pose des questions, il nous montre l’envers des choses, il travaille nos entrailles profondes et sait faire bouger notre regard sur le monde. Peut-il aujourd’hui intégrer l’ensemble du vivant dans ses récits et dans ses modes de production afin de lui donner une voix ? Est-ce que les artistes et travailleur.euse.s culturel.le.s peuvent trouver des manières de faire un art qui déjoue le système capitaliste grotesque et dégénéré pour concevoir des relations plus harmonieuses avec la matière et les humains ? Sans instrumentaliser le domaine artistique, puisque nous sommes, à l’instar de Jean-Pierre Ronfard, conscient.es des dangers inhérents à l’art Pour (RONFARD, 2004), pouvons-nous imaginer un art Avec le vivant ?
Je crois ardemment que l’art a des pouvoirs de révolution des mentalités et qu’il possède, en sa nature, la puissance intrinsèque pour faire évoluer les consciences et donc la culture de notre société. Les artistes détiennent d’essentielles clés pour rendre sensible la crise climatique. Mais pour que des transformations adviennent, nous devons repenser nos façons de travailler en profondeur et de manière systémique pour l’ensemble de notre secteur.
Aussi, très concrètement, on se demande pourquoi et comment le milieu artistique, si petit soit-il en termes d’échelle comparativement à des domaines comme celui de la construction ou au secteur minier par exemple, aurait un réel impact sur notre la société ? D’abord, et c’est le propre de la création, il y a de vrais espaces de liberté pour adapter ses méthodes de production à une vision. En art, les processus qui colorent et façonnent les résultats sont malléables. Puisque le médium est le message (MCLUHAN, 1964), les manières dont on travaille induisent inévitablement un système de valeurs au projet et à ses créateur.rice.s. Ceux-ci ont le privilège de rejoindre l’imaginaire et le monde sensible des spectateurs. Ensuite, le fait que ses échelles soient plus petites que dans ces autres domaines d’activité cela rend le secteur beaucoup plus agile pour proposer d’essayer de nouveaux paramètres à la façon de projets pilotes. De plus, et c’est probablement la clé de voûte capitale de nos jours, notre milieu est médiatisé, il est visible au plus grand nombre, il a donc un immense pouvoir d’entraînement collectif.
Il est important d’observer à quel point la conception de nos spectacles utilise actuellement les ressources naturelles de manière archaïque, comme s’il n’y avait pas de lendemain. En effet, les décors de télé, de cinéma, de théâtre, de musée, etc., sont pensés, conçus et bâtis de façon éphémère en assemblant différents matériaux tels que le bois, la peinture, la colle, les clous à pression. Dans le but d’être construits rapidement, d’être peu coûteux (quoiqu’on puisse en douter avec le prix des matériaux neufs) et d’en mettre plein la vue, on produit à répétition ce qu’on appelle des matériaux mixtes qui ne sont pas récupérables et terminent à environ 90 % dans des sites d’enfouissement. Ainsi, le secteur de la production culturelle génère des tonnes de déchets annuellement, comme si c’était une norme acceptable.
Au Québec, bien que nous n’ayons pas encore de statistiques probantes, on estime qu’une production de théâtre institutionnelle moyenne génère à elle seule approximativement 4 tonnes de matières résiduelles non récupérées.
En télé et en cinéma, on multiplie les budgets de décors par 5 ou même 10 ! Vous pouvez vous imaginer ce que cela représente pour l’ensemble du secteur artistique, celui du divertissement, de l’événementiel, de la télé, du cinéma, etc. L’empreinte carbone mondiale de l’art est estimée à 70 millions de tonnes de CO2 par an selon l’agence londonienne Julie’s Bicycle (MEDIAPART, 2022).
Je crois que nous sommes rendus à trouver des solutions concrètes pour travailler différemment dès l’étape de la création et de la production. L’écoconception peut, à tort, être perçue comme un frein à la créativité. Si l’on n’est pas habitués et formés pour œuvrer de manière écoresponsable, il est facile de penser que c’est une énorme contrainte, que ce sera un paramètre ardu à intégrer, qui demande beaucoup de temps supplémentaire et qui coûtera plus cher. Mais si on développe ses compétences et de nouveaux réflexes, cela peut se métamorphoser en monde des possibles et être profondément satisfaisant et enrichissant, tant d’un point de vue purement artistique, humain, environnemental et même économique. Il est probable qu’on doive mettre un peu plus de temps pour envisager ce virage, mais cette manière de travailler misera financièrement plus justement sur les conditions des artistes et des artisans plutôt que sur la matière.
Il est essentiel que nous mettions au grand jour cette production de déchets afin de mieux comprendre et transformer nos modes de travail. Encore une fois, c’est sa portée symbolique qui est ici la plus forte. Les récits que l’on raconte par nos processus de création et les conceptions scénographiques sont physiques, matériels, tangibles, visibles, ils ont un pouvoir de transformation des mentalités incroyablement puissant.
Comme le disait si bien la scénographe Anick La Bissonnière dans l’exposition Et Après dans la cadre de la Quadriennale de scénographie de Prague : « La scénographie, c’est une arme dont on dispose pour parler de notre environnement dans notre environnement même à l’extérieur des murs du théâtre… On utilise la scénographie partout, dans les rues, dans les galeries, pour nous vendre des choses, pour mettre en scène notre espace public ou intime. (…)
Je pense que la scénographie serait le médium idéal pour la discussion sur l’environnement. Sur le mythe que l’on veut soutenir par nos constructions. Est-ce qu’on veut soutenir le mythe d’un environnement jetable ou nous voulons soutenir le mythe d’un environnement vivant dont nous sommes une partie intimement liée (LA BISSONNIÈRE, 2019) ?
On doit maintenant développer des savoirs pour outiller l’ensemble du secteur. Je crois profondément que c’est par une éducation systémique que nous y arriverons, en ce sens qu’elle offre d’une part des connaissances de base à chacune des parties prenantes (de la direction technique et de production jusqu’aux conceptions et mise en scène en passant par les directions artistiques), puis de nouvelles compétences spécifiques aux différents métiers de la chaîne de production. Lorsqu’on sonde les collègues sur le sujet, tous souhaitent être écoresponsables, mais constatent qu’individuellement, il est difficile de savoir quel chemin emprunter pour y arriver. Les praticiens ne savent pas quelles compétences doivent être développées et quelle responsabilité incombe à leur rôle. La tâche semble énorme et les travailleurs sont rapidement découragés par l’ampleur du défi. Ils ne connaissent pas les nouvelles habitudes parfois très simples qu’ils pourraient adopter pour changer certaines méthodes non respectueuses de l’environnement. Mais cette problématique peut être résolue lorsque tous les collègues sur un projet sont formés en écoconception, qu’ils abordent les questions en équipe et partagent les responsabilités.
Une autre solution importante, autant pour le secteur culturel comme pour l’ensemble de la société, est la mise en place de l’économie circulaire. Il s’agit de repenser nos façons de travailler en profondeur afin d’augmenter l’efficacité de l’utilisation des ressources, de diminuer l’impact sur l’environnement tout en développant le bien-être des individus (Concept apparu dans les années 1970, l’économie circulaire est un système économique d’échange et de production qui, à tous les stades du cycle de vie des produits (biens et services), vise à augmenter l’efficacité de l’utilisation des ressources et à diminuer l’impact sur l’environnement tout en développant le bien-être des individus.). En d’autres mots, c’est l’idée d’accroître la durée de vie des objets et matériaux en prolongeant leur vie utile pour qu’ils n’aboutissent peut-être jamais à l’enfouissement. Pour y arriver, très concrètement, et ces initiatives commencent à émerger, nous devrions avoir collectivement accès à des espaces de mutualisation qui deviendront un maillon essentiel pour garder les ressources dans la chaîne de production. Ces espaces permettront la circulation d’éléments de décors existants, conçus, fabriqués ou achetés dans le but de les réutiliser. Aussi, des composantes standardisées, et donc facilement réutilisables, ainsi que des items modulaires, adaptables, qui se montent, démontent et se rangent aisément, pourraient être offerts en location à l’ensemble du secteur.
Le contexte politique est aussi en mutation et la « donnée écoresponsable » sera bientôt regardée par les subventionneurs. De nouvelles unités de mesure liées à l’empreinte carbone des productions seront analysées. Ce n’est malheureusement pas la façon la plus joyeuse d’aborder la question, mais ce sera, pour la période de transition, un passage obligé. Puisqu’il s’agit de désapprendre des réflexes qui nous ont été montrés pour en développer de nouveaux, il faudra être très patients. Des solutions comme Écoscéno et des pistes d’actions doivent rapidement être mises en place pour accompagner en profondeur le secteur dans ces changements systémiques de paradigmes. Pour œuvrer en écoconception, il sera important de laisser infiltrer cette manière de penser et de faire le travail dans toutes les couches d’une production, que ce soit dans les conceptions, dans la construction, jusque dans les budgets et les échéanciers.
En plus de la nécessaire formation et l’accompagnement des praticiens actuels, il faut prioritairement penser aux écoles d’art. En effet, pour atteindre les cibles, l’écoconception devra devenir une nouvelle norme que l’on enseigne à l’ensemble du secteur. Il faut donc d’abord former les corps professoraux pour leur permettre d’intégrer ces connaissances et compétences pour qu’ils puissent les transmettre aux étudiant.te.s dans les différents corps de métier. De cette façon, la génération qui vient développera d’emblée de bons réflexes et elle n’aura donc pas à désapprendre. Ces mêmes étudiants et les professeurs qui travaillent aussi dans le milieu professionnel seront d’importants ambassadeurs de la transition socioécologique du secteur culturel.
Les grandes institutions artistiques et culturelles et les industries créatives ont aussi un rôle majeur de leader du changement à jouer. En formant leurs équipes internes et externes, elles feront percoler ces compétences dans les différents milieux. C’est donc aujourd’hui essentiel de développer et de partager ces nouveaux savoirs pour outiller l’ensemble du domaine artistique.
En France, certains penseurs de l’écologie parlent maintenant d’écophanie, un néologisme qui est « envisagée comme un apparaître écologique, une épiphanie qui a pour effet d’augmenter la conscience des crises écologiques et des réponses à y apporter » (Scénographie et écophanie, penser la création dans un monde fini par Annabel Vergne). Et ce, autant chez le spectateur que chez les artistes eux-mêmes.
Souhaitons-nous d’être collectivement touchés par la grâce et de voir apparaître dans nos gestes artistiques des traits culturels empreints d’écophanie, et ce au nom de l’art, de la suite du monde, de nos enfants, de notre territoire et de notre planète.
– Jasmine Catudal
Références
- Image tirée du documentaire Anthropocene : The Humain Epoch de Edward Burtynsky, Jennifer Baichwal et Nick de Pencier.
- MEADOWS, 1972. Les Limites à la croissance (dans un monde fini) (The Limits to Growth) — connu sous le nom de Rapport du Club de Rome, ou encore de Rapport Meadows, du nom de ses principaux auteurs, les écologues Donella Meadows et Dennis Meadows — est un rapport commandé par le Club de Rome et publié en 1972. Des mises à jour ont été publiées en 1992, 2004 et 2012. C’est une des références des débats et critiques qui portent sur les liens entre conséquences écologiques de la croissance économique, limitation des ressources et évolution démographique.
- RONFARD, J.-P. (2004). Les mots de Ronfard. Jeu, (110), 82–102.
- En anglais, « The medium is the message » est une phrase emblématique de la pensée de Marshall McLuhan, philosophe des médias canadien. Elle signifie que la nature d’un média (du canal de transmission d’un message) compte plus que le sens ou le contenu du message. La phrase provient du livre Understanding Media: The extensions of man (Pour comprendre les médias), 19641
- MEDIAPART le 3 novembre 2022 L’activisme écologiste crée un malaise dans les musées.
- Anick La Bissonnière, dans le cadre de l’Exposition Et après – Quadriennale de scénographie de Prague.
- Concept apparu dans les années 1970, l’économie circulaire est un système économique d’échange et de production qui, à tous les stades du cycle de vie des produits (biens et services), vise à augmenter l’efficacité de l’utilisation des ressources et à diminuer l’impact sur l’environnement tout en développant le bien-être des individus. ADEME. Economie circulaire – Consommation durable – ADEME